vendredi 15 octobre 2010

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Je me nomme donc je suis

Au départ, j’entends « garçon manqué », et je vois que mon frère. C’était peut-être mon modèle. Sur les photos, je me plais, on pourrait croire que je lui ressemble. Si j’étais son petit frère…
« Garçon manqué », très vite c’est ce qui semble me définir, dans une classe, dans une école, dans mon milieu. Je comprends et je comprends pas à la fois. Je comprends encore moins pourquoi je raconte que je suis né garçon mais que mes parents voulaient une fille après mon frère, alors ils m’ont transformée. On me croit.
Un jour je suis dans la cour, avec mes copines on a noué nos écharpes et quand on glisse à deux chacune un bout dans notre ceinture, on arrive à faire la longueur de la cour. Des grandes sur un banc nous regardent. « Sales gouines », crie l’une. Je connais pas ce mot, mais je suis remplie d’effroi.

J’ai une dizaine d’années maintenant. J’ai compris que je devais regarder les garçons, j’ai compris que mes envies de cheveux courts, de grosses chaussures et de jeans larges n’étaient pas normales. Pourtant, je joue à passer seule dans les couloirs entre midi et deux en roulant des mécaniques et j’entends : « eh beau gosse », et puis : « et mais c’est un mec ou une fille ? », je m’enfuis.

J’ai quinze ans. Je hais les homosexuelLEs, je les méprise, c’est plus fort que moi, malgré une éducation homophile, j’ai envie de les mettre sous terre, leur faire comprendre ce que je pense d’eux et de leurs manières dégueulasses.
Je baise avec des mecs, le plus vite possible.

J’ai 18 ans. Quelque chose s’est effondrée en moi. Un truc a lâché. Trop de haine, trop de dégoût, trop de douleur et d’insensibilité à la fois, j’ai coupé, brûlé, torturé mon corps, et ça me mène à l’isolement de la société. Et dans ce groupe de parias que nous sommes, l’une de nous se dit bisexuelle. Pour la première fois, je me penche sur l’idée, c’est comme une brise qui passe sur mes épaules, je trouve ça pas plutôt cool, j’ose dire et penser : « ce serait pas mal de l’être… ».

J’ai 20 ans et je me planque derrière un écran tard la nuit pour aller sur des « chats de filles ». C’est comme ça que je les appelle. J’ose rien dire : je sais pas ce que je suis. J’ai juste le cœur qui bat. Enfin.
J’ai 20 ans. Première gay pride, première soirée lesbienne, première meuf. Je suis homo. Je suis lesbienne. Pour la première fois je me nomme ; pour la première fois je suis.

Je vis une vie de lesbienne. Ma meuf (la première), ses filles, mes études. Je m’abonne à Têtu puis je me désabonne, parce que trop parisien depuis que j’ai quitté Paris ; je crache sur les ghettos, sur le Marais qui m’a pourtant ouvert toutes ses portes. Je dis : « la priorité, c’est les droits humains (parce qu’on ne dit pas droits de l’Homme, ça je le ressens), la priorité, c’est politique, comme le racisme, comme les étrangers ». Je dis : « de quoi se plaint-on, on a tout en France ; même le pacs ». Je me pacse. Jamais je ne me suis fait agresser à Paris, juste parfois sentie « mal à l’aise » - ni dans cette ville paumée d’Auvergne où je vis désormais, avec ma femme et mes belles-filles, au grand jour. De quoi se plaint-on en France ?

J’ai 25 ans, je rentre à Paris.  Je remets pas les pieds dans le Marais, pas la peine j’ai ma vie toute tracée.

Deux ans plus tard, j’assiste à Lille au procès du député Vanneste, à l’occasion d’un stage en cabinet d’avocat. Au tribunal, je me fissure. Je rentre à Paris en deux morceaux, une véritable hémorragie. Les mots de Vanneste crissent encore. Sa haine. Son dégoût. Je suis homosexuelle, nous sommes homosexuel-le-s, des gens nous haïssent, des gens nous préfèrent morts, des tas de gens, presque la terre entière, je mets un pied dans Act Up-Paris.

Gouine. Butch. Queer, tout explose. Je suis d’abord Gouine, ENFIN, après tant d’années, une vingtaine depuis cette cour d’école où le glas avait sonné, gouine tellement, je me débarrasse de ces cheveux trop longs, j’assume ces fringues trop larges, j’exulte, je m’autorise, j’accepte aussi d’avoir mal, parfois, je me découvre, je laisse mes yeux courir sur les angles de mon visage, ceux que j’avais maudits pour n’être pas assez trompeurs, pas assez pour me faire passer pour une « fille », une « vraie », je me souris dans le miroir, je passe de la cire dans mes cheveux, je m’achète une casquette, je jouis des confusions, trop rares, madame monsieur, et si je finissais par enfin me ressembler ? Je suis au cœur de ma communauté, que j’adule après l’avoir tant repoussée, avec les pédés c’est le top, je suis comme un poisson dans l’eau, ni homme ni femme, eux m’appellent  « butch » mais ils sont trop sensibles, certaines gouines rigolent en m’appelant « pédé », je me sens bien, ni l’un ni l’autre, juste un poisson dans l’eau, mais quand il faut parler je dis que je suis « gouine », très fort, parce que Simone de Beauvoir, parce que Wittig, et les autres après, femme, lesbienne, gouine rouge, virago verte, j’ai lu ni Butler ni Preciado, mais j’ai écouté les gens me parler des trans, des intersexuéEs, des queers, et j’ai senti que je n’étais pas juste gouine, mais les mots, MES mots, manquaient.

Un jour, vers 30 ans, j’ai entendu pour la première fois la chanson de Danielle Messia, « De la main gauche », c’est con mais j’ai vu le chemin parcouru, depuis cette époque où je jouais au grand frère de mon grand frère, à aujourd’hui, heureuxSE dans ce corps féminin mais pas trop non plus, et avec ces parures masculines, mais pas trop non plus. Je suis un genre de gouine-pédé. Avec toute la liberté qui existe entre ces deux identités. Aujourd’hui, je réfléchis au queer. Je suis prête à me laisser séduire par ce mouvement racoleur, à abandonner mon identité de gouine. Mais pas trop non plus.
Parce que j’ai trop conscience de ce qu’est être une femme. Née femme dans un corps de femme, élevée et le plus souvent perçue comme telle. Les femmes restent mes sœurs, même quand je me sens être le frère de mon frère

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